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Méprise de risques | Jay WorldMan

Une nouvelle tirée du recueil « Transports en commun ».


Méprise de risques

Attends ! S’il te plait, laisse-moi t’expliquer qui je suis.

Une seconde, je cherche mes mots…

Voilà.

Ça y est.

J’ai une faculté étrange : je me souviens. Si mes amis perdent leurs souvenirs, ils demeurent chez moi, même enfouis sous des couches plus récentes de voyages et de soirées, de journées trop chargées ou d’après-midi à la plage.

Quand on ne les entretient pas, les souvenirs meurent, comme les plantes. Mais entretenir les souvenirs est une démarche couteuse, si le jardinier n’a plus le temps d’arroser ses nouvelles pousses.

Mes proches s’inquiètent parfois de l’énorme quantité de détails que je suis capable de remonter du passé. Ils craignent que ça m’empêche d’envisager l’avenir, et ils ont tort. Le passé m’est un escabeau pour monter sur la prochaine marche. Si l’escalier de la vie s’effondre chez certains au fur et à mesure de leur ascension, chez moi il tient, ferme et droit, et le jour où, ayant atteint son sommet, mon dernier pas m’entraînera dans le vide, j’aurai tout loisir d’en apprécier la hauteur et tous les échelons que je recroiserai dans ma chute, fier et ému.

La vérité c’est que j’ai un truc : je garde tout. Quand je rentre de voyage, j’empile dans une grande armoire tout ce que mon sac-à-dos peut déverser, puis je ferme les portes en m’arrangeant pour que rien ne s’échappe et je m’en retourne capturer des aventures et des moments de vie, sur les routes ou ailleurs.

Une fois l’an, j’ouvre l’armoire et je compte mon trésor, pièce après pièce. Ça peut durer tout une après-midi… Mais je me souviens. Ce bâton de bois sculpté qui me servait de tomahawk lorsque je jouais à l’indien ; ces morceaux de terre cuite, jadis une tirelire en forme de Donald Duck que mon père a cassé lors de notre premier déménagement ; un peu de sable ramené d’une plage de Malaisie où je me sentais tout à la fois si bien et si seul ; un pull de ma mère qui m’évoque les soirées « tisanes et scrabble » de mon enfance ; des lettres de mes grands-parents et d’un ami, malheureusement disparus, toujours trop tôt quand on aime les gens…

Je touche un de ces objets et les souvenirs jaillissent. Ces objets on vécu avec moi, ils me font voyager dans le temps. Je les touche et tout renaît. Je les touche et tous revivent.

C’est un véritable capharnaüm dans cette armoire ! J’y creuse les strates de mon passé. Parfois je ne m’explique pas la présence d’un bidule, mais s’il se trouve « rangé » là c’est qu’il y a une raison, et à force, je me souviens.

Mon rituel terminé je ferme la grande armoire. J’ai le sourire car je sais que, même si les années passent, j’ai déjà accompli quelque chose. Ce n’est pas une œuvre reconnue, ce n’est pas un métier dans lequel je me suis distingué, ce n’est pas la célébrité qui rend immortel : j’ai simplement, dans une armoire, des morceaux de mon aventure à moi, celle que j’ai écrite en grande partie sans en avoir conscience, mais dont je sais que la suite doit être telle que je le souhaite parce qu’elle aura une fin.

Je suis heureux de m’être rendu compte de ça sans accident de la route ou maladie grave. Ma vie a une fin, je le sais, je ne suis que de passage. Il faut que la trace que j’en laisserai me convienne. Si je perds mon passé je ne serai que point… J’ambitionne d’être trait.

***

Pour tout te dire, avec les gens c’est pareil qu’avec les objets. Certes les gens ont des yeux, des oreilles et ils bougent. Mais ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est ce que dégage chaque personne. Quand je regarde quelqu’un je ne vois pas sa bouche et ses bras en mouvement comme ceux d’un automate, je vois ce que ses gestes disent. Chaque personne a ses cicatrices, ses rides, ses marques, ses fossettes qui signent sa surface, mais elle a surtout, au-delà, une aura qui a grandi sous la poussée d’une âme, d’une nature, et de toutes les expériences qu’elle a traversées pour en arriver là. De même que les objets de mon armoire ont leur charge de souvenirs, les gens sont chargés d’une aura.

Observer les gens, c’est comme écouter de la musique. Le non-initié entendra la mélodie, l’initié entendra la mélodie et ses notes, il reconnaîtra l’instrument. Je suis initié à la musique des gens. J’entends pourquoi une personne dit quelque chose, peu importe le contenu de ses phrases. Une blague ? C’est souvent un désir d’amour. Un rire ? Ça peut n’être qu’une envie d’entente ou une question, l’expression d’une inquiétude.

J’ai aussi ce sentiment avec les plantes et les animaux, au point que, même si j’en use et abuse, le langage m’est un outil de communication superflu et l’intelligence, dont il est l’un des principaux moyens d’expression, une qualité qui n’influe pas sur le partage de mon affection.

Il arrive que je m’arrête au milieu de la rue pour écouter la musique des gens. C’est une musique qui s’écoute avec tous les sens, et quand on la voit, elle révèle des fluides, des banderoles d’auras jaunes et roses qui dansent des unes aux autres, parfois en survolant de petites pelotes grises, parfois en craquant sur un mouvement rouge.

Je regarde la musique et je me demande quelle est ma couleur.

J’ai le sentiment d’être d’un jaune tirant légèrement sur l’orangé. Un peu comme le « Monsieur Heureux » des livres pour enfant. Je suis heureux d’ailleurs, indéfectiblement heureux puisque je suis vivant et puisque la vie permet tout jusqu’au point où l’on est heureux de mourir. C’est bien pensé ce machin-là.

Dans la rue, dans la vie, les gens trainent leurs notes de couleur autour de moi. Ils me frôlent de leurs banderoles d’aura quand ils me bousculent, quand ils me sourient, me saluent ou m’ignorent.

De temps en temps, l’aura d’une personne m’interpelle, je ne sais pas pourquoi. C’est un sentiment qui me vient naturellement, de la même manière qu’on trouve à quelqu’un quelque chose de sympathique, sans doute parce que je pressens à nos musiques des pigments en commun. Dans ces cas-là, je parle à la personne. Mais elle ne sait pas ce que je vois, que sa couleur m’est familière, que je la connais déjà un peu. Je dois d’abord l’apprivoiser, passer par des étapes qui respectent des conventions, échanger les prénoms, les métiers, etc. C’est fastidieux et ça ne m’intéresse pas toujours. Il y a des gens qui ont besoin de décennies avant de partager un moment fort, alors que j’ai la certitude que ça pourrait se faire dans l’instant.

Malheureusement je fais peur à certains. Je n’ai pas l’air effrayant pourtant. Mais je ne corresponds à rien de ce à quoi ils ont l’habitude d’être confrontés. Je ne leur demande pas d’argent, je ne leur veux pas de mal, je n’ai aucun service à leur mendier, je n’ai pas d’intentions sexuelles : c’est louche. Je les aime, nous sommes familiers mais nous ne nous connaissons pas. Quelle peut bien en être la raison ? C’est louche.

Il est rageant de constater qu’on ne peut donner à qui refuse de recevoir. Quand j’ai effrayé quelqu’un par mon comportement suspect, puisque je ne lui ai pas d’abord apporté la preuve que nous avions quelque chose en commun, cette personne refuse mon affection, elle me rejette. Alors, je la regarde s’éloigner en hochant la tête, et je me dis : « Mon vieux, c’est trop bête. »

***

Tu remarqueras que nous sommes peu à considérer les différences autrement qu’à partir de notre propre système de valeurs. Si quelqu’un aime manger du chocolat, il partira du principe que tout le monde aime manger du chocolat. S’il aime l’odeur de la cigarette, il comprendra mal que des non-fumeurs l’embêtent pour quelques bouffées. L’empathie ne s’exerce qu’aux degrés les plus évidents : tout le monde comprend qu’il est désagréable de se casser une jambe. Elle est rare, en revanche, dans les rapports du quotidien : si un tel donne un baiser, il supposera que qui le reçoit y accorde une importance égale.

Vivre en société permet d’avoir des points de repère qui aident à la communication, qui graduent tel et tel événement de façon que chacun s’accorde à dire qu’il est grave d’insulter autrui et condamnable de le voler. Quand les gens ont bien assimilé ces repères, ils utilisent les mêmes codes, ont l’illusion de se comprendre mieux et tendent à l’uniformité. Les codifications s’accumulent et l’individu croule sous leur poids. Il s’écrase sous cette masse énorme qui lui dicte à la fois ce qu’il doit faire et comment le faire, enterrant sa spontanéité.

Comme les codes sont hiérarchisés, le commun des mortels cherche à s’en approprier le plus possible, et les plus hauts qui soient, car ces codes sont des symboles de pouvoir. Conduire une grosse voiture par exemple, c’est un code qui délivre de nombreux messages et dont l’emploi n’est pas accessible à tous. Certes, mais si Monsieur X ne s’en chargeait pas, Monsieur Y le ferait tout aussi bien.

Quoi qu’il en soit, les codes ont cet avantage : ils permettent d’aller plus vite. A quoi cela sert-il d’aller plus vite ? Je n’en sais rien. Mais il semble acquis que c’est un bienfait, même si je me demande combien de mes contemporains se demandent pourquoi. Peut-être parce qu’ils ont aussi codifié le temps : six mois ? C’est bien pour un premier stage. Deux ans ? C’est bien pour une première expérience en entreprise. Vingt-cinq ans ? C’est trop jeune pour mourir. Trente cinq ? C’est la limite pour se marier et cinq minutes font le coït un peu court (mais conviennent parfaitement à la cuisson d’un plat micro-ondable).

Bien sûr, tous ces codes temporels ont des fondements dont ils tirent leur légitimité : on part du principe qu’un stagiaire a acquis une expérience suffisante en six mois de stage, et que mieux vaut fonder une famille quand on a la santé. Mais celui qui fait le tour de son stage en deux mois seulement ? Et qui n’est pas prêt à s’engager avant trente-cinq ans ? Ou bien ils se conforment au code et s’en attristent, ou bien ils le brisent. Ils deviennent atypiques, voire louches, souvent incompris : les codes ne souffrent pas l’exception. Avec ma musique de couleurs, mes amis de cinq minutes et mes amis proches d’il y a vingt ans je brise le code, et n’ayant rien de physiquement exceptionnel qui le signale à mon prochain, aucun « look » particulier qui l’avertirait de ma différence, je reçois le qualificatif d’étrange.

***

Si je revois quelqu’un que j’ai connu, je pars du principe que le lien de jadis est conservé. Nous sommes, au fond, toujours les mêmes personnes, non ? Il ne s’habille peut-être pas pareil, n’a peut-être pas les mêmes centres d’intérêts qu’avant, mais il a la même nature, la même couleur qui recèle toujours notre connivence passée… Du moins le croirai-je jusqu’à preuve du contraire. Mais lui ne comprend pas ma familiarité. Il me voit lui taper sur l’épaule comme si nous nous étions vus la veille et s’interroge sur l’origine du terrible manque affectif dont j’ai souffert pour le conserver au rang de mes proches. Je n’ai pas essayé de le prendre comme un inconnu avec qui j’aurais partagé de vagues épisodes d’un passé commun, je l’ai pris comme un ami de toujours, et sans le vouloir, j’utilise alors un code que cette personne a pris l’habitude de lire comme un aveu de faiblesse. C’est comme si je tentais de parler sa langue mais que (quelle maladresse !) j’avais mélangé deux expressions : au lieu de lui dire « Bienvenue. » je lui hurle « NE ME QUITTE PAS !!! ».

Je le vois bien : ne pas suivre le code nuit à mes relations. Mais je ne veux pas fermer mes oreilles à la musique des gens. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a de vrai en eux, c’est leur aura de couleur que les codes ne permettent pas d’exprimer, ou au bout d’un temps indéfini. Alors j’ignore les conventions. Ce serait trop facile, en les utilisant, de se faire aimer :

Courtoisie + Présentation = Connaissance

Connaissance + Fréquentation = Familiarité

Familiarité + Appui = Attachement amical / Familiarité + Flirt = Attachement amoureux

Appuyez sur la touche #

Comme pour un digicode, la même série de chiffres conduit inévitablement à l’ouverture ou la fermeture d’une porte. Je préfère défoncer la porte pour que celui qui vit derrière n’ait pas le temps de maquiller son ameublement, pour que je puisse surprendre la vérité de sa couleur que j’ai aperçue de la rue.

Mes succès m’encouragent : avec Djamel, Antoine, Clémentine, David, Marina, Luc… Tous ceux que j’ai trouvés ou retrouvés et dans les yeux desquels j’ai compris que je n’aurai jamais à me poser la question de notre attachement réciproque. En pensant à eux je me relève de mes échecs. Mais il y a toi.

***

C’était il y a douze ans. Je ne m’en souvenais pas, mais tout est revenu.

C’était à la gare, nous nous apprêtions à partir en colonie de vacances. Tu portais un pull blanc à col roulé avec du marron et… Hmm… Une bande de noir ? Tes cheveux bruns avaient des mèches jaunes. Je t’avais trouvée jolie, de loin, mais c’est dans les escalators que ton regard m’a frappé. Est-ce que j’avais déjà pu voir ta couleur à l’époque ? Je ne m’en souviens pas. Je me souviens que j’étais captivé. Oui, il y avait quelque chose qui scintillait dans le noir, autour de toi, lorsque nous sommes arrivés de nuit et que j’ai prétexté de t’aider à porter tes bagages pour pouvoir m’approcher. Je n’avais que seize ans, mais il n’y a pas de « que » qui tiennent pour qui se souvient. Je suis à la fois autre et à la fois ma propre continuité. Je suis trait.

Arrivés au camp de vacances nous sommes mélangés avec des garçons et des filles de toutes provenances. Je me souviens de tous, mais a fortiori de toi dont je suis tombé amoureux.

Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on tombe amoureux ? Je ne sais pas. Est-ce que ça sert vraiment à quelque chose de chercher à le savoir ? Je ne crois pas. On tombe et puis c’est tout.

Je n’ai pas peur de tomber, c’est une manière de s’envoler, alors je n’ai rien fait pour l’empêcher. Mais ce n’était pas réciproque, ou du moins repoussas-tu la chute. Ne voyais-tu pas le ciel au fond du gouffre ? Tu avançais à tâtons, comme confrontée au danger.

Nous avons passé une après-midi à discuter en nous promenant. Sur le chemin du retour, tu as bien voulu m’embrasser pour « voir ce que ça faisait » et à la condition que je te garantisse que ce serait sans conséquences. Tu étais prudente à l’époque déjà, mais je dois reconnaître qu’il y a des baisers qui marquent, même pour qui se souvient. En voilà un.

Ce fut tout. Tu n’as plus voulu qu’on s’embrasse, plus rien. Jusqu’à ce que je me désintéresse de toi. Ça t’a permis de décider de la suite : tu t’effraies de ne pas contrôler. Tu m’as de nouveau embrassé à la soirée du mardi. J’avais suivi le code, je t’avais fui.

Nous avons passé les deux semaines de vacances qui restaient à vivre notre amour en amoureux. Je n’avais jamais partagé mes sentiments, avant. Ceux que je t’ai donnés étaient les plus naïfs que j’ai jamais pu exprimer. Ils étaient forgés sur le modèle de ces histoires où le « prince charmant » s’éprend de la « belle au bois dormant ». Tous mes gestes pour toi étaient les premiers.

C’était la première fois qu’une fille portait mon sweat-shirt. En mettant ce vêtement tu as directement pénétré le passé dont il était chargé. Quand je le touche désormais, je tombe sur ton image, et celles de cet été ressurgissent avec elle : le camp de vacances, les délires autour de ce film qui faisait fureur à l’époque ; la chorégraphie du spectacle d’adieu ; ces fois où tu jouais du piano, en compagnie de ta meilleure amie… Peu importe, ces souvenirs ne parlent à personne puisque je suis le seul à les garder.

Les vacances écoulées, il a fallu se dire au revoir. Ce fut déchirant, tu te souviens à quel point. On s’est revu, puis plus. La distance et le temps sont fatals aux amours de ceux qui oublient.

J’ai vécu ma vie tout en te conservant une partie de mes sentiments. Je t’ai écrit. Tu m’as répondu parfois… Je ne me souviens pas. Il y a un trou. Il me manque un talisman, un objet qui me rappelle tout. Mes souvenirs ont été enfouis sous des couches plus récentes de voyages et de soirées, de journées trop chargées ou d’après-midi à la plage. C’était il y a douze ans.

Si je me souviens de ce qui a précédé pourtant, mieux que ce qui est venu ensuite, c’est que tu es en face de moi, et que je te tiens la main.

***

Aujourd’hui j’ai vingt-huit ans. J’ai voyagé, j’ai vécu. J’ai connu de nouvelles amours, des bonheurs, des déceptions, des bonheurs encore. J’ai rempli mon armoire d’objets et de souvenirs. J’ai construit mon grand escalier. Récemment, j’ai décidé de lui appliquer une courbe : chaque jour je sais un peu mieux qui je suis et ce que je veux.

Les amours passent, ne se ressemblent pas, mais tous ont un début et une fin. Est-ce que l’amour est éternel ? Je ne crois pas. J’ai appris à rationnaliser tout ça, à accepter que les sentiments s’enflamment et s’estompent. J’ai proclamé partout que  le couple était mort, que la belle au bois dormant était assommante et le prince charmant un éternel insatisfait.

Des rencontres se font aux deux bouts de la Terre. Je croise en Amérique des amis Européens, et en Asie, des amis d’Amérique. On se reconnaît par hasard dans les rues du monde : les liens perdurent, si l’on veut.

Aujourd’hui, on n’a plus besoin de mémoire, pas comme avant. Il y a un millier de moyens d’accélérer encore le temps et de triompher des espaces. Ecrire une lettre n’est plus utile puisqu’on peut passer un coup de fil, tchater ou cloner les e-mails. J’ai des amis d’antan dont je peux connaître la vie par cœur rien qu’en quelques clics sur Internet.

Au hasard des clics, je tombe sur toi. C’est amusant, tu as changé d’apparence. Je ne vois pas ta couleur sur tes photos, je ne ressens rien.

On s’écrit, tu me dis que les lettres que je t’ai envoyées jadis t’ont touchée, que tu les as gardées. Nous fixons un rendez-vous et c’est la rencontre.

Je ne sais pas qui tu es. Tu n’es pas une amie. C’est autre chose. Je te regarde : j’attends que tu sortes ton ruban de couleur. Mais rien, pour le moment. Nous parlons, nous buvons… Et puis le ruban se déploie. Il virevolte au-dessus de ta tête, tu as toujours la même couleur, et il y a quelque chose à moi dedans. Ou l’inverse.

Soudain je m’aperçois que je t’ai pris la main. Les souvenirs explosent à ce contact. Je me heurte à tes yeux. Le passé se mélange au présent, je me sens bien.

La soirée est belle, toi aussi. J’ai trop bu. J’ai complètement oublié les codes, même si l’alcool n’y est que pour moitié. J’ai déversé sur toi un flot de souvenirs, de sentiments passés, présents et potentiels comme un raz-de-marée sur un verre d’eau. Tu t’enfuis devant le danger, parce que je suis trop. Trop d’amour fait peur notamment ; peur de blesser, peur d’être aimé, peur de souffrir ; de la peur, toujours de la peur, encore de la peur !

Tu n’as pas tort, je réagirais sans doute de la même façon à ta place. Je sais aimer, mais sais-je l’être ?

Tu ne me rappelleras pas contrairement à tes dires. Tu écriras juste que nous ne devons pas nous revoir, que tu es trop importante pour moi.

J’ai défoncé ta porte, surpris l’ameublement, et affolé ce dragon de garde devant lequel je cours encore.

***

–  Ma vieille, c’est trop bête, dis-je, mais j’ai du mal à hocher la tête.

Pour plusieurs raisons : parce que tu n’es pas qu’un vieux camarade de classe et parce que ta couleur m’a frappé, plus qu’une autre.

Si je t’appelle tu ne réponds pas, si je t’écris tu ne réponds pas. Tu ne me laisses pas t’expliquer qui je suis. Je n’ai plus aucun moyen d’activer les codes… Ou plus qu’un seul : c’est de m’en aller.

Je m’en vais. Je fais mes bagages. C’est ce que j’avais prévu de faire de toute façon : partir en quête, ailleurs, notamment de ce que j’ai aperçu dans tes yeux. Ta rencontre m’a fait glisser le sac des épaules et je le réajuste. En embrassant la route qui me mène vers l’avant j’entends ta musique dans le lointain.

La route m’entraîne au travers des frontières et des continents. Je quitte le palais de verre occidental pour découvrir les vérités d’ailleurs. Mais quoi que je fasse, où que je sois, il y a un caillou coincé dans ma chaussure. J’irai en Inde et en Afrique, au Pérou et en Chine, à Besançon aussi. Partout où je pourrai profiter du luxe qu’est la vie, et pour échapper à la ruée du temps qui précipite les années qui se ressemblent, pour que chaque marche de mon escalier mérite ce nom et que j’échappe à l’abrutissement des jours qui sont les mêmes.

J’aurai de la joie, de la peine, des défis auxquels éprouver ma bravoure et savoir mieux encore qui je suis. J’irai parfois puiser de la force dans mes souvenirs comme dans une galerie de portraits : le rire de Romain, l’amour de Céline, les colères d’Alix. Tout ce que je connais voyage avec moi. J’ai mis dans mon sac un peu de l’aura de chacun comme autant de mousquetons pour me hisser vers l’avant.

Il y aura des moments où je penserai à toi aussi, et ils s’achèveront par des points d’interrogation. Ils m’insuffleront amertume et inspiration. Je vivrai de nouvelles aventures, je ferai de nouvelles rencontres, mais s’il y a un jour sur trois cent soixante cinq qui reste vide, il portera la marque de ton absence. Ce jour-là c’est à toi que je voudrai parler, mais je ne pourrai pas.

***

Aujourd’hui que nous avons passé la trentaine, c’est bientôt la fin : difficile de respecter les codes lorsqu’on ne nous demande pas notre avis. Du haut de la dernière marche on aperçoit le précipice. Ça fait peur bien sûr, mais tomber c’est aussi s’envoler.

Tout autour de nous, les murs sont blancs, le lit est blanc, le sol, les gens. Ils gesticulent comme des automates : je ne vois pas leurs couleurs derrière leurs masques. Je ne m’y attarde pas, il reste trop peu de temps.

La mort va venir. Elle se moque des conventions. Nous étions tous les deux prévenus. On aurait pu se côtoyer à vingt ou à trente ans, on ne se côtoiera jamais finalement. On ne saura pas ce que ça aurait donné. La communication sera définitivement coupée. C’est terrible.

J’ai dans ma main la clef de ma grande armoire. Je l’ai chargée du souvenir de tous les objets de ma collection. C’est comme une bibliothèque portative : grâce à elle j’ai tout mon passé à portée de mémoire depuis que la maison a brûlé en 2012, pratique !

L’un de nous est allongé sur ce lit d’hôpital. Si c’est toi qui pars, tu revivras dans ma mémoire. Si c’est moi qui pars tu m’oublieras… Alors cette clef je te la donne. C’est ma dédicace.

Maintenant qu’il n’y a plus à avoir peur parce que la mort est là et que sous chacun de ses pas les codes perdent leur emprise, tu t’apercevras peut-être qu’il était futile d’être trop raisonnable.

FIN